Secousses autour du régime fiscal agricole
Des modifications intervenues en 2011 sur la taxation des immeubles agricoles impactent le marché immobilier. Deux experts livrent leur analyse.
Serge Migy, associé responsable des activités fiscales et juridiques et Deborah Joye, Senior Manager
La taxation fiscale des immeubles agricoles jusqu’en 2011 ne faisait guère parler d’elle. Le régime était simple de compréhension et ne donnait lieu à presque aucun débat. En substance, en cas de vente d’un bien immobilier agricole/sylvicole, la plus-value était imposée selon le barème de l’impôt spécial sur les gains immobiliers (à un taux dégressif qui peut être inférieur à 10% en cas de longue durée de possession) comme c’est le cas pour les propriétaires privés non agriculteurs (exonération du gain pour l’impôt fédéral direct). Les transmissions gratuites, lors de donations ou partages successoraux, n’engendraient en principe pas d’imposition particulière, sous réserve des éventuels impôts sur les donations/successions.
Changement de paradigme
En décembre 2011, le Tribunal fédéral a rendu un arrêt de principe énonçant que seuls les immeubles soumis à la loi sur le droit foncier rural (LDFR) peuvent bénéficier du statut fiscal particulier dédié aux immeubles agricoles. Concrètement, par exemple, les terrains en zone à bâtir et les bâtiments des petites exploitations situés dans les villages ne sont plus « agricoles » au sens fiscal puisque non soumis aux règles de la LDFR. Les conséquences de cette approche restrictive dans la qualification d’immeuble agricole ne sont toutefois pas les mêmes d’un canton à l’autre, en fonction de son système fiscal. Les cantons de l’arc lémanique, en raison du système appliqué (dualiste), ont été touchés de façon très importante par cette jurisprudence.
À titre illustratif, pour les cantons notamment de l’arc lémanique, la vente de terrains agricoles en zone constructible ou de bâtiments de petits domaines, ne bénéficie désormais plus d’une imposition privilégiée mais est soumise à l’impôt sur le revenu ordinaire et au prélèvement des charges sociales (soit un taux de prélèvement de près de 50% dans certains cas).
Cette modification de la notion fiscale d’immeuble agricole n’a pas uniquement eu des conséquences lors de ventes effectives. En effet, le changement de paradigme entraîné par cette jurisprudence inattendue du Tribunal fédéral a aussi eu des implications en cas de cessation d’activité de l’exploitant agricole/sylvicole. Les biens qui ne sont plus soumis au droit foncier rural en raison d’une cessation d’activité, sont considérés comme étant transférés de la fortune commerciale à la fortune privée de l’exploitant. À la clef de ce transfert se situe une imposition sur la plus-value conjoncturelle sans qu’il y ait pour autant une vente effective générant un revenu permettant d’acquitter l’impôt (des possibilités d’invoquer un différé d’imposition existent néanmoins dans certains cas de figure)!
Une volonté politique incertaine
Les différents lobbys agrariens ont évidemment réagi et une motion (« Motion Müller ») visant à revenir à l’ancienne pratique a été déposée au Parlement fédéral. Suite à l’acceptation de la motion par les Chambres, le Conseil fédéral a établi un projet de loi. Toutefois à ce jour, seul le Conseil national a approuvé ce projet. De son côté, le Conseil des Etats refuse d’entrer en matière. L’avenir de la motion, et donc d’un retour à l’ancienne pratique, reste très incertain.
Dans l’hypothèse où le projet de loi serait définitivement enterré, les nouvelles règles auront assurément des impacts directs sur des projets de mise en valeur d’anciens ruraux transmis d’une génération à l’autre. En effet, ces ruraux pourront dans certains cas difficilement être conservés au sein d’un même cercle familial pour être rénovés et affectés à un usage d’habitation. Dans un tel cas de figure, le changement d’affectation entraînera une imposition dont le financement pourrait être difficile à obtenir. En l’absence de financement, la vente du rural pourrait constituer, dans nombre de situations, la seule solution financièrement viable.
Quels impacts pour le marché de l’immobilier ?
Suite à cette nouvelle jurisprudence, les bénéfices résultant de l’aliénation de réserves de terrains à bâtir sont donc imposés de façon totale. Cette situation a mis en lumière des problèmes au niveau de la planification du territoire, étant donné que pour certains projets immobiliers importants, les propriétaires ont différé la mise en œuvre en escomptant une entrée en vigueur de la législation correctrice proposée par le Conseil fédéral. La situation actuelle ne rassure évidemment pas les propriétaires et la nouvelle règlementation pourrait donc bien perdurer. .
Le nouveau cadre juridique créé par la jurisprudence du Tribunal fédéral pourrait assurément occasionner des opportunités d’acquisition de ruraux qui ne pourront pas être transmis, à des conditions fiscales acceptables, entre parents proches. À l’inverse, certains projets de promotions/ventes sur des terrains à bâtir détenus par des exploitants agricoles/sylvicoles pourraient continuer à être différés dans le temps. Cette situation accentuera les difficultés d’accès à la propriété de terrains non bâtis. En définitive, le resserrement d’un régime fiscal particulier octroyé au monde de l’agriculture risque d’impacter significativement, de façon collatérale, le marché de l’immobilier résidentiel.