Fiscal Countdown - Hors Série - Chronique de jurisprudence
chronique de jurisprudence
Caractérisation d’un établissement stable en l’absence d’autonomie de gestion et droit à l’erreur du contribuable
Contexte
Par une décision du 18 octobre 2018, le Conseil d’Etat se prononce sur la distinction entre la notion d’établissement stable et d’établissement autonome, et précise la portée du droit à l’erreur du contribuable justifiant qu'il ne se soit acquitté d'aucune de ses obligations déclaratives (CE, 18 octobre 2018, n°405468, Sté Aravis Business Retreats Ltd).
Au cas particulier, une société de droit anglais était titulaire d’un contrat de bail commercial de 9 ans portant sur un chalet situé en France où elle y organisait des séminaires et stages professionnels, conçus et commercialisés au Royaume-Uni, à destination de cadres supérieurs de sociétés. La dispense des séminaires et des stages était assurée par des salariés sous contrat de travail anglais.
C’est au regard de ces différents éléments que le Conseil d’Etat a considéré que si la société ne disposait pas d'un établissement autonome en France en l’absence d’autonomie de gestion, elle devait toutefois être analysée comme y disposant une installation fixe d’affaires, constitutive d’un établissement stable au sens de la convention franco-britannique, ce qui fondait son assujettissement à l’impôt sur les sociétés en France.
Ainsi, le Conseil d’Etat confirme pour la première fois, dans une même affaire, que les critères jurisprudentiels d’établissement autonome, en droit interne, et d’établissement stable, en droit conventionnel, sont proches mais ne se recoupent pas totalement.
Par ailleurs, dans le prolongement de sa décision de plénière fiscale de 2015 (CE, 7 décembre 2015, n° 368227), le Conseil d’Etat apporte un éclairage important sur le droit à l’erreur du contribuable lui permettant de combattre la présomption d’activité occulte en cas de découverte d’un établissement non déclaré, et les conséquences susceptibles d’en découler (application du délai de reprise allongé de 10 ans et d’une majoration de 80% de l’impôt redressé).
Pour rappel, ce droit à l’erreur permet au contribuable de faire valoir qu’il a commis une simple erreur justifiant de bonne foi qu’il n’ait pas déposé, dans le délai légal, les déclarations qu’il était tenu de souscrire (au titre d’un établissement stable).
S’agissant d’un contribuable faisant valoir qu’il a satisfait à l’ensemble de ses obligations déclaratives dans l’Etat étranger, son comportement doit être apprécié tant au regard des modalités d’échanges d’informations entre les administrations fiscales des deux Etats que du niveau d’imposition de la société dans l’Etat étranger.
Au cas particulier, le Conseil d’Etat a jugé que la société britannique avait pu légitimement se méprendre sur la portée de ses obligations fiscales en France eu égard à :
- l’existence d’une clause d’assistance administrative pour lutter contre la fraude fiscale dans la convention franco-britannique ;
- la faible différence entre le montant de l’impôt redressé dû en France et celui préalablement acquitté au Royaume-Uni (c.-à-d.3 000 € au cas particulier).
Ainsi, le Conseil d’Etat admet que le contribuable puisse faire valoir sa bonne foi compte tenu notamment des incertitudes sur la portée de ses obligations vis-à-vis de l’administration fiscale française.
Enjeux
Cette décision est intéressante d’un point de vue pratique en ce qu’elle rappelle l’importance de l’analyse factuelle en matière d’établissement stable et constitue un éclairage intéressant sur l’application du droit à l’erreur du contribuable en cas d’établissement stable non déclaré.
Conditions de mise en œuvre de l’abus de droit et notion de « bénéficiaire effectif » : des précisions attendues de la CJUE
Contexte
Par deux arrêts du 26 février 2019, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») est venue apporter des précisions sur la notion de « bénéficiaire effectif » et les conditions de mise en œuvre de la théorie de l’abus de droit dans le cadre de l’application des directives européennes relatives aux régimes « mère-fille » et aux paiements d'intérêts et de redevances effectuée entre des sociétés associées d’Etats membres différents.
A la lumière du modèle de convention fiscale de l’OCDE et des commentaires y afférents, la CJUE considère tout d’abord que ces directives doivent être interprétées en ce sens que le bénéfice de l’exonération de retenue à la source qu’elles prévoient est réservée aux seuls bénéficiaires effectifs de tels dividendes et intérêts, à savoir aux entités qui bénéficient réellement de ces dividendes et intérêts sur le plan économique et qui disposent dès lors du pouvoir d’en déterminer librement l’affectation.
Aussi, il est rappelé que seule une entité établie dans un Etat membre de l’Union européenne peut constituer, directement ou indirectement, un bénéficiaire effectif des dividendes ou intérêts susceptible de bénéficier de l’exonération de retenue à la source prévue par ces Directives.
Sur la notion de l’abus de droit, la CJUE rappelle que le principe d’interdiction des pratiques frauduleuses ou abusives est un principe général du droit de l’Union européenne.
Dans ce cadre, elle considère qu’en présence de telles pratiques, le bénéfice de ces directives doit être refusé à un contribuable par les autorités et les juridictions nationales, même en l’absence de dispositions anti-abus nationales ou conventionnelles prévoyant un tel refus.
Concernant les éléments constitutifs d’un abus de droit, la CJUE rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une pratique abusive est caractérisée :
- lorsqu’il résulte d’un ensemble de circonstances objectives que, malgré un respect formel des conditions prévues, l’objectif poursuivi par le droit de l’Union n’a pas été atteint (élément objectif), et
- que les opérations ainsi réalisées ont eu pour objectif principal ou l’un des objectifs principaux l’obtention de l’avantage fiscal résultant du droit de l’Union (élément subjectif).
Tel est notamment le cas dans la présente affaire lorsque, grâce à une entité relais insérée dans la structure du groupe entre la société qui distribue les dividendes ou verse les intérêts et l’entité qui en est le bénéficiaire effectif, le paiement de l’impôt sur ces opérations est évité.
La Cour précise que peuvent constituer des indices objectifs et concordants permettant d’établir l’existence d’un abus de droit : l’existence de société relais ayant pour unique activité la perception de dividendes et intérêts et la transmission de ceux-ci dans un délai très bref à d’autres entités relais ou des entités qui ne répondent pas aux conditions d’application de ces Directives, le caractère purement formel de la structure du groupe, le montage financier, les modalités de financement des opérations, l’évaluation des fonds propres des sociétés intermédiaires ainsi que l’absence de pouvoir des sociétés relais de disposer économiquement des dividendes et intérêts perçus.
A cet égard, il convient de relever que l’absence d’activité économique effective d’une société relais doit, à la lumière des spécificités caractérisant l’activité économique en question, être déduite d’une analyse de l’ensemble des éléments pertinents relatifs notamment, à la gestion de la société, à son bilan comptable, à la structure de ses coûts et aux frais réellement exposés, au personnel qu’elle emploie ainsi qu’aux locaux et à l’équipement dont elle dispose.
Au demeurant, la Cour précise que de tels indices peuvent être confortés par des coïncidences ou des proximités temporelles entre, d’une part, l’entrée en vigueur de nouvelles législations fiscales importantes, et, d’autre part, la mise en place d’opérations financières complexes et l’octroi de prêts au sein d’un même groupe.
De plus, dans le cas où les dividendes et les intérêts transférés par des sociétés relais ont finalement pour bénéficiaire effectif une entité établie dans un Etat tiers avec lequel l’Etat membre d’origine a conclu une convention fiscale, la Cour indique que cette circonstance ne saurait exclure, en soi, l’existence d’un abus de droit.
Cela étant, la Cour précise valablement qu’il ne saurait non plus être exclu, dans le cas où les dividendes et intérêts auraient été exonérés en cas de versement direct à la société établie dans un Etat tiers qui en bénéficie réellement, que le but de la structure soit étranger à tout abus de droit.
Enfin, la Cour indique qu’en vue de refuser à une société la qualité de « bénéficiaire effectif » ou d’établir l’existence d’un abus de droit, une autorité nationale n’est pas tenue d’identifier la ou les entités qu’elle considère comme étant les bénéficiaires effectifs des dividendes et intérêts.
Enjeux
D'un point de vue pratique, ces jurisprudences sont intéressantes car elles clarifient les conditions de mise en œuvre de la théorie de l'abus de droit et la notion de bénéficiaire effectif.
Par ailleurs, ces arrêts apportent de précieuses indications sur l'articulation des dispositifs anti-abus européens avec les conventions fiscales internationales et interviennent dans un contexte de renforcement constant de l'arsenal de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales en France.