Décarbonation : Une exigence pour l'international
Entretien avec Souad El Ouazzani, expert développement durable chez Mazars
Souad El Ouazzani est associé Sustainability Services au sein de Mazars, en charge des services au développement durable. Elle est donc l’une des personnes ressources qui accompagnent des décideurs publics ou privés, clients dudit cabinet dans leur démarche de mise en œuvre de leur stratégie de développement durable ou de leur démarche RSE. Dans cet entretien, elle explique à ‘Financial Afrik’ pourquoi la décarbonation s’impose désormais à toute entreprise qui souhaite émerger au niveau international.
Financial Afrik : Parler de RSE et de décarbonation avec les chefs d’entreprises. Quel est l’enjeu d’une telle rencontre aussi bien pour le Cabinet Mazars que pour ces entreprises ivoiriennes ?
Souad el Ouazzani: Pour nous Mazars, cette initiative correspond, en tant que cabinet conseil, à une volonté de sensibiliser tous nos clients sur les nouvelles normes internationales et sur les impacts potentiels de ces normes sur le tissu économique. En effet, au niveau international les cadres réglementaires se durcissent, significativement, pour pousser les acteurs internationaux à se décarboner aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. C’est donc une tendance mondiale qui agit à plusieurs niveaux.
D’abord, les acteurs économiques doivent évaluer leur empreinte carbone, se décarboner et définir des objectifs de réduction de leurs émissions. Et leur empreinte carbone dépend aussi de l’empreinte carbone de leurs fournisseurs.
Ensuite il y a un durcissement du cadre réglementaire aussi au niveau de l’industrie financière, puisque les législateurs souhaitent que les banques, les assurances, les fonds d’investissement orientent leurs capitaux, les financements vers les activités bas carbones. Et cela va aussi impacter tous les acteurs économiques qui font appel aux financements internationaux.
Enfin il faut garder à l’esprit qu’en Europe, la régulation tend à mettre en place, un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières qui est plus communément appelé la taxe carbone aux frontières. Ce mécanisme rentrera en vigueur à partir de 2023 et ce progressivement jusqu’en 2025. Et donc toutes les sociétés qui souhaitent exporter vers les marchés européens, devront évaluer l’empreinte carbone de leurs produits. Dans le cas où leur empreinte carbone s’avère être supérieure aux seuils d’émission fixés en Europe, il leur faudra s’acquitter d’une taxe. Que vous soyez une entreprise exportatrice de biens ou une entreprise ayant des clients européens ou américains, ou encore une banque, une assurance ou un fonds d’investissement qui se finance via des investisseurs internationaux, vous serez impactés. En effet, vos clients, vos investisseurs, vos partenaires vont vous demander une évaluation de votre empreinte carbone, parce qu’au final votre empreinte carbone à vous, c’est leur empreinte carbone indirecte, et vos émissions deviennent leurs problèmes. Cela nous semblait donc important de prendre ce temps d’échanges avec tous nos clients, et avec les acteurs économiques ivoiriens afin de leur présenter ces contraintes à venir.
Vous parlez de sensibiliser les entreprises ivoiriennes. Est-ce que la volonté politique permet de s’engager véritablement dans cette démarche de décarbonation ?
C’est très important aujourd’hui pour un acteur économique ivoirien, de prendre conscience que cette démarche de décarbonation ; qui est certes liée aux contraintes extérieures, mais qui reste un moyen pour eux de s’engager dans une démarche de performance.
Il est vrai que sur le continent africain, nous n’avons pas forcément des facteurs permettant l’engagement dans une démarche de décarbonation. Le cadre réglementaire, à date, n’est pas contraignant, il n’existe que très peu de financements locaux, de subventions ou autres aides qui vous accompagneraient dans ce processus. Cependant, il est important pour les entreprises africaines de visualiser ce qu’elles peuvent en tirer de positif.
Une démarche de décarbonation, vous permettra de réduire votre consommation énergétique. Quand on voit ce qui se passe aujourd’hui, avec les coûts de l’énergie, cela devient un vrai sujet de survie pour certains acteurs ; un sujet de performance pour d’autres. Une démarche de décarbonation va aussi vous aider à moderniser vos processus de production. Là encore on rejoint la question de la performance. En plus, il y a des mécanismes de financements internationaux qui existent pour accompagner justement les efforts de décarbonation des acteurs, notamment les acteurs africains. C’est une opportunité à saisir.
Généralement en Afrique, certaines entreprises sont en position de monopole. Qu’est-ce qui pourrait inciter de telles entreprises à se mettre aux normes ?
Monopole ou pas, elles pourraient avoir besoin de financements. Ces financements peuvent venir du secteur public, mais les budgets publics ont leurs limites. De nombreuses entreprises font donc appel aux financements internationaux. Celles-ci devront à un moment ou un autre répondre aux questions de leurs potentiels investisseurs relatives à la décarbonation. Donc, en l’absence d’un marché concurrentiel qui pourrait pousser les uns et les autres à être plus performants, en l’absence d’un cadre réglementaire national plus contraignant, pour l’instant, il y a un cadre international qui se durcit. Ces sources de financement dont nous parlions plus haut vont de plus en plus se détourner des acteurs carbonés pour aller vers des acteurs moins carbonés.
Pensez-vous avoir été compris par l’ensemble de vos invités qui ont émis des doutes sur cette politique de décarbonation ?
J’ai trouvé que nos échanges ont été très constructifs. Il y a une vraie prise de conscience des acteurs économiques qui ont fait un partage d’expérience de discussions, sollicitations de la part de leurs investisseurs, en lien avec certaines réglementations européennes. Oui, ils ont connaissance de ces mécanismes de taxe carbone, certains ont commencé à s’y préparer. Oui, j’ai eu le sentiment qu’effectivement les acteurs économiques ont très vite compris l’enjeu. Les questions qui ont été posées et les discussions que nous avons eues, montrent que c’est une problématique qu’ils analysent de manière très sérieuse.
Il y a quand même eu des inquiétudes soulevées au regard des spécificités des entreprises africaines. Quelle assurance leur donnez-vous ?
Effectivement, ces inquiétudes sont fondées. En priorité parce qu’à date, les pays africains ne sont pas les plus émetteurs. En effet, ils contribuent le moins au dérèglement climatique. Ensuite, les entreprises africaines ont des priorités plus urgentes : elles ont moins de moyens, moins de ressources, moins de savoir-faire que les acteurs européens.
Nous recommandons que, premièrement, les entreprises africaines s’organisent afin de faire entendre leur voix. Il faut prendre part aux groupes de travail internationaux qui s’investissent dans la mise en place des différents standards. Il s’agit par exemple, des méthodes d’évaluation de l’empreinte. Il faut que les acteurs africains se regroupent en fédérations ; qu’ils puissent aller défendre leurs intérêts face à ces normalisations, ces standardisations qui se mettent en place, pour faire valoir les spécificités du continent africain. Des spécificités qui limitent les marges de manœuvre en Afrique, comparativement à l’Europe et aux autres continents.
Deuxièmement, nous conseillons aux acteurs concernés d’amorcer leurs démarches de décarbonation à leur rythme. Il faut qu’ils réfléchissent à chaque levier : combien ça va coûter ? Quels sont les retours sur investissement ? Quand est-ce qu’on peut le déployer ? Et Quels sont les financements que je peux obtenir sur les marchés internationaux pour m’aider ?
Ces réflexions, bien mûries, leur permettront d’être plus résilients et de pouvoir exister par rapport à des concurrents qui, eux, sont très en avance sur ces sujets. C’est un processus dans lequel nous pouvons leur apporter notre savoir-faire.
By Mireille Patricia Abié9 janvier, 2023
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